La terre en héritage

Imaginez une femme, un homme, ou un enfant, creusant le premier sillon, plantant la première graine. Cette personne a changé notre monde et le destin de l’humanité. L’agriculture, comme la médecine, nous sauve depuis la nuit des temps. C’est à cela que je pense parfois en parcourant à pied les vastes cultures du Châtillonnais.

Je fais partie des citadines qui considère la vie à la campagne comme un must et avoir une maison à moi est un rêve de gosse. J’ai beau avoir grandi dans un village similaire, cela ne m’a pas dégoutée. Il faut dire que je suis remarquablement accueillie. D’abord par Michèle Bargeot, alors maire de la commune, puis par les personnes qu’elle me présente. Encouragée par mon métier de recueilleuse de récits de vie, elle me parle de son envie d’écrire sa famille.

Nous décidons de financer le livre grâce à une souscription. C’est ainsi que je découvre les ramifications tentaculaires des membres de la famille Babouillard dans la région. Comment rassembler autant de personnes autour de quelques récits ? Comment exprimer ce qu’être un ou une Babouillard veut dire ?

Nous décidons de partir de Paul Babouillard (1883-1967) pour orienter les récits et raconter une partie de l’histoire de la famille. Paul est celui qui investit. L’objectif de ce livre est de reconnaître le travail des générations d’agriculteurs qui ont amené la famille Babouillard à devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Pour que celles et ceux qui viendront ensuite ne les oublient pas.

Le Châtillonnais est loin du monde immobile auquel je m’attendais. Les personnes qui vivent dans la région ont l’habitude du changement. C’est une véritable révolution de classe qui s’est produite dans le silence et la dilution des années, modifiant la situation sociale et économique des agriculteurs et agricultrices. À travers leurs parcours et les réflexions qu’ils suscitent, les personnes qui ont participé à ce récit collectif sont les témoins de ce bouleversement.

“Il y a des trajectoires qui méritent d’être transmises. Pas parce qu’elles sont exceptionnelles mais parce que connaître le passé permet parfois d’envisager plus clairement ce que nous souhaitons pour l’avenir. ”

Les temps ont bien changé depuis la première culture de la préhistoire. Nourrir n’est pas anodin, produire est une nécessité. La question de l’agriculture ne peut être négligée, au risque de créer la discorde, la faim et la maladie. Il n’y a pourtant pas d’intention de « C’était mieux avant ! » dans ce récit. La chimie a sauvé des vies, la mécanisation a permis d’éviter les travaux trop pénibles et les déformations physiques, les subventions de l’État ont permis l’autosuffisance alimentaire et permettent encore aujourd’hui de nourrir la population.

La famille Babouillard a traversé des guerres, elle a connu la pauvreté et le manque, le travail manuel dans les champs, puis la mécanisation, l’abandon du lait, le recul de l’élevage, les actionnaires, l’évolution radicale de la place des femmes dans l’agriculture. Les hommes comme les femmes se sont toujours adaptés aux changements. Ils ont fait des choix et sont allés de l’avant. C’est leur force. C’est ce que Bernadette, Gaby, Reine-Marie, Elisabeth, Luc, Edwige et Hippolyte vont me faire découvrir au fil de nos entretiens.

Les thèmes de l’identité et du lien reviennent sans cesse. Le rapport à la terre est toujours présent, de par l’engagement si particulier qu’exige le métier d’agriculteur. Les générations et les époques n’y changent rien. Les personnes qui m’ont confié leur récit ont cette identité chevillée au corps. On la découvre dans cet élan vers les autres, dans une recherche de sens renouvelée du travail agricole et dans un besoin de reconnaissance face à une société qui tend à négliger le monde rural. Moissonner, élever, faire pousser, battre, lier, à la main ou à l’aide de machines : la répétition de ces gestes, saison après saison, sont à l’origine de ce que l’on nomme terroir. Cultiver une terre, c’est aussi en faire un lieu de vie et de rencontres. C’est peut-être cela, finalement, être Babouillard.

Extrait de La terre en héritage. Histoires de la famille Babouillard. Texte : Evelyne Mertens. Mise en page : Camille Carbonaro. Imprimée à 150 exemplaires en décembre 2022. Le livre peut être acheté sur demande (50 euros, frais de port non inclus).